Après avoir débuté celle-ci il y a plus de quarante ans au sein du prestigieux studio de Richard Williams à Londres, Shelley Page est revenue à ses sources londoniennes en 2019, cette fois au sein du studio Locksmith Animation.
En tant que Head of Talent, c’est elle qui a la responsabilité de recruter les équipes, de dénicher les talents et d’amener des productions comme Ron Débloque ou Bad Fairies au niveau d’exigence qui est celui de Locksmith Animation.
Une mission complexe et cruciale, mais que la vétérante du cinéma d’animation embrasse chaque jour, en plus des nombreuses missions d’enseignement et de consultance qu’elle accepte également, aux quatre coins du monde.

Entre deux conférences, nous avons eu la chance de discuter avec Shelley Page autour de son parcours impressionnant, de sa fonction chez Locksmith, et de son ressenti sur un secteur en évolution permanente. Découvrez cette interview ci-dessous.
Shelley Page, merci de votre temps et félicitations pour cette carrière incroyable.
Pouvez-vous nous expliquer plus en détails quel poste vous occupez aujourd’hui au sein de Locksmith Animation?
Depuis 2019, je suis Head of Talent pour Locksmith Animation à Londres. Locksmith est un studio de production de long-métrages d’animation. Nous avons deux implantations principales, l’une à Los Angeles, l’autre à Londres.

Nous travaillons actuellement sur deux films d’animation à portée internationale : d’une part Bad Fairies, une comédie musicale subversive centrée sur un gag de fées londoniennes badass, réalisé par Megan Nicole Dong, créatrice de la série Centaurworld ; d’autre part, The Lunar Chronicles, une odyssée intergalactique mêlant science-fiction et contes de notre enfance, réalisé par Noëlle Raffaele (DC Superhero Girls, Lego Ninjago) et produit par Christina Steinberg (la saga Spider-Verse).
Et au-delà de ces deux films, nous avons aussi de nombreux autres projets en développement.
Quel est le projet dont vous êtes la plus fière à ce jour?
Il est difficile pour moi d’en choisir un seul, mais je pense que celui qui m’a le plus marqué au cours de sa production, c’est Le Prince d’Egypte, le tout premier long-métrage d’animation des studios Dreamworks.

C’était un projet extrêmement ambitieux, et nous partions de zéro. Plus d’une fois, je me suis demandé si le film allait vraiment aboutir. Pour vous donner un ordre d’idée des défis à surmonter : nous n’avions pas de département FX, et nous devions fendre en deux la Mer Rouge!
Quand nous avons finalement réussi à terminer le film, et qu’il a été montré pour la première fois à l’équipe, j’ai réalisé que je pleurais d’émotion, le moment était si fort. Je me suis retournée, et mes collègues étaient tous dans le même état. En termes d’émotion, c’est sans doute le projet qui m’a le plus marqué.
Depuis, il y en a eu bien d’autres, que ce soit Dragons, ou plus récemment Ce Noël-là, que nous avons réussi à mener à bien malgré une production en pleine pandémie. Mais le souvenir du Prince d’Egypte reste tout de même gravé dans ma mémoire.
Qu’est-ce qui vous anime aujourd’hui, après plus de quarante ans de carrière?
La réponse facile serait de dire que ma carrière a été un long fleuve tranquille, où les projets se sont enchaînés de manière fluide. Mais en réalité, cela ne fonctionne jamais comme ça, et on se retrouve toujours à jongler avec six projets à la fois, tandis que de nouvelles opportunités se présentent à vous. C’est donc un exercice d’acrobatie constant.
Ce que j’aime dans mon travail, c’est que j’ai aujourd’hui la possibilité d’accompagner les projets de bout en bout, au travers du recrutement de talents pour nos productions. Et même si, quand le projet approche de son terme, je suis déjà en train de me concentrer sur le suivant, j’ai la chance d’être intégrée à l’ensemble de la chaîne. De sorte que lorsque le film arrive dans les salles, j’éprouve un véritable plaisir, et un sentiment d’accomplissement. C’est un peu le meilleur des deux mondes dans cette industrie.
En parlant d’industrie, quelle est votre perception du secteur aujourd’hui?
Il est indéniable que l’industrie de l’animation est aujourd’hui en pleine transformation, et que l’année dernière a été minée par de nombreux licenciements. J’éprouve beaucoup de sympathie tant pour les jeunes diplômés qui tentent de s’intégrer aujourd’hui dans ce secteur, que pour les professionnels aux carrières bien établies qui doivent naviguer dans un nouveau contexte.
Mais je pense qu’en vérité, il existe encore aujourd’hui de très nombreuses opportunités. La série TV pour enfants a le vent en poupe, les agences recrutent, des projets comme Arcane ou Love, Death, Robots ont montré l’appétence du public pour ce type d’animation.
Par le passé, l’industrie de l’animation se résumait au long-métrage et à la série télévisée, c’était les seules voies possibles. Aujourd’hui, avec la diversification des plateformes, la montée en puissance de l’industrie du jeu vidéo, et les nouveaux modes de consommation en ligne, je dirais que le secteur se porte très bien malgré les récents soubresauts.
Qu’est-ce qui fait un bon professionnel selon vous, dans le contexte actuel?
Pour moi, ce sont les mêmes caractéristiques que celles qui étaient valorisées au début de ma carrière : un bon professionnel est une personne qui a de l’ambition, parce que cela reste c’est un secteur difficile ; une personne qui a la capacité de s’adapter au projet qu’elle rejoint, et qui fait preuve de curiosité et d’ouverture au changement ; et une personne enthousiaste, motivée et volontaire, prête à s’intégrer dans une équipe et à y contribuer.
Et ce dernier aspect est sans doute le plus important. La capacité d’un professionnel à être à l’écoute, pouvoir recevoir du feedback tout comme en donner de manière bienveillante est essentielle aujourd’hui.
Lorsque je mène des interviews, la personnalité de la candidate ou du candidat est au moins aussi importante que ses compétences en animation.
Pensez-vous que les jeunes diplômés soient suffisamment préparés pour s’intégrer dans le secteur aujourd’hui?
Ce qui est certain, c’est que certains sont mieux préparés que d’autres. L’avantage d’une formation comme celle de l’ESMA, c’est que les étudiants sont amenés à collaborer autour d’un projet dans un écosystème très similaire à celui qu’ils rencontrent en s’intégrant dans un studio d’animation. Selon moi, c’est primordial pour comprendre que ce métier est avant tout une expérience collective et collaborative. Ces étudiants ne sont pas guidés par leur ego, et cela rend leur intégration beaucoup plus fluide.
Comment les nouvelles technologies changent-elles votre manière de travailler au sein de Locksmith?
Pour être honnête, je suis la moins bien placée pour aborder ce sujet! Mais ce que je peux vous dire, c’est que nous utilisons d’ores et déjà Unreal Engine pour les étapes de previs, et que cela représente un gain de temps énorme pour nos équipes.

Nous avons développé des techniques de construction d’environnements pour Ce Noël-là, et nous poursuivons ces recherches autour des projets que j’évoquais plus tôt, avec chacun leurs contraintes bien spécifiques : de vastes environnements à créer pour le projet The Lunar Chronicles, et des décors réalistes pour Bad Fairies, qui se déroule à Londres.
Mais dans l’ensemble, la technologie reste au service de la créativité chez Locksmith. En tant que partner studio, nous collaborons avec d’autres studios et nous nous adaptons à leur pipeline, tout en gardant cette vision globale sur l’ensemble de nos activités et de nos développements.
Et qu’en est-il de l’IA ?
Au sein de Locksmith Animation, l’IA générative n’est pas une technologie que nous utilisons, mais celle-ci est en effet sujet de débats et de questionnements dans notre industrie. Sans pouvoir prédire ce que l’avenir nous réserve, cela me rappelle les interrogations que partageaient nos collègues de Dreamworks vis-à-vis de la 3D, à la fin des années 1990.
Il y avait beaucoup de nervosité autour de ce sujet à l’époque, et vingt ans on constate que l’animation 2D est plus florissante que jamais. C’est très difficile de prévoir ces évolutions. Je pense que l’impact se trouvera plutôt du côté de la manière dont le public consomme le contenu, plutôt que du côté des personnes qui le produisent.
Selon vous, quelles sont les tendances qui vont marquer les prochaines années dans l’industrie?
Comme je l’évoquais plus tôt, je pense que des séries comme Arcane ou Love, Death, Robots ont eu un impact très fort sur l’industrie, et que la tendance vers plus d’animation à destination d’adultes va se maintenir. Il y a une dizaine d’années, les anime n’étaient encore qu’une niche. Aujourd’hui, ce genre d’animation est partout, et diffuse une nouvelle forme de narration plus rapide, plus adulte, avec une esthétique complètement différente.
Cela étant dit, il y a toujours de la place pour l’animation à destination du public familial, que ce soit en 2D ou en 3D. L’expérience collective de cinéma reste importante, et l’impact de films comme ceux que j’ai pu créer au cours de ma carrière restera (je l’espère) très fort auprès du jeune public.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaitent intégrer l’industrie aujourd’hui?
Quelques astuces en vrac : Avoir un profil LinkedIn à jour, cela permet aussi de parcourir la carrière et l’expérience d’un potentiel candidat en un coup d’œil. Et lorsque vous décrochez un entretien, renseignez-vous sur la personne avec qui vous allez échanger. C’est toujours plus intéressant d’avoir une conversation qu’un simple questions-réponses.
Mais mon conseil principal pour celles et ceux qui souhaitent travailler dans l’industrie, et plus particulièrement chez Locksmith : soyez très précis dans vos recherches. Il y a de nombreuses informations sur notre site web au sujet des différentes personnes qui collaborent avec nous, nos réalisateurs, nos artistes, et de là peuvent aussi être déduit nos besoins. En effet, nous n’allons pas chercher les mêmes profils selon que ce soit pour un projet en phase de développement, ou en phase de production. Avoir des compétences en animation est un must, mais nous sommes aussi à la recherche de profils plus spécialisés, avec une envie de découvrir des domaines plus spécialisés comme le storyboarding, le layout, ou le développement de récits.
Enfin, n’ayez pas peur d’explorer des rôles plus orientés vers le management et la production. Ces postes sont moins connus, mais sont tout aussi essentiels pour mener le film à bien. Nous recevons peu de candidatures de personnes qui se définissent comme “coordinateur de département”, ou chef d’équipe, pourtant c’est un rôle crucial, qui allie créativité et suivi de production.
Je pense que ce type de profil gagnerait à être promu auprès des étudiants, au travers de rencontres avec les professionnels durant leur formation par exemple. Le lien entre les studios et les écoles doit être le plus solide possible, afin de permettre aux étudiants d’avoir toutes les chances de leur côté, lorsqu’il s’agira de postuler.
Découvrez-en plus sur les productions de Locksmith Animation ici.